J'ai toujours voulu savoir ce qu'il s'était passé le jour de ma naissance. Ce qui avait fait que tout n'avait pas marché comme prévu, ce qui avait fait que mon père avait passé de si mauvaises années, ce qui avait fait que ma mère nous avait lâché. Je pense que tout est de ma faute. Non, je ne le pense pas, je l'affirme. Nous étions un beau soir de printemps, l'air était frais et Jodie, à ses 8 mois et quelques de grossesse, se permettait encore de sortir dans de grandes soirées. Elle était actrice, tout comme son mari, et c'était à ce genre de gala qu'ils étaient obligés d'aller pour ne pas se faire rejeter par les autres célébrités, et surtout exhiber le ventre de la jolie maman à devenir. Son mari, John, ne faisait pas non plus tâche dans le décor, car il était tout de même l'un des acteurs canadiens les mieux payés de son époque. Ils formaient un couple parfait, rencontre sur les tournages, batifolages dans les cabines d'essayage, et puis ils en étaient là. Non, ils n'étaient pas mariés, ils le répétaient et le répétaient aux journalistes qui essayaient d'avoir une histoire croustillante. Ce bébé allait naître de leur amour et non pas d'un contrat sous papier fait à la va vite quand la nouvelle aurait été annoncée.
« Honey, tu veux bien aller me chercher une coupe de champagne s'il te plaît ? » « Mais on ne boit pas d'alcool quand on est enceinte voyons ! » « Le champagne, ce n'est rien de très méchant .. » Et il cédait, comme il cédait à chaque fois, à sa figure angélique et son sourire descendu des cieux. Malgré l'image parfaite qu'ils donnaient de leur petite famille de deux, bientôt complétées par encore deux bébés, il y avait beaucoup d'erreurs dans leur vie de couple. Je ne m'épancherais pas là dessus, car ce n'est pas pour ça que nous sommes ici.
Jodie discutait avec un grand producteur, persuadée de pouvoir obtenir de cette façon le premier rôle dans son prochain film qui attendrait sûrement le numéro 1 au box office. La jeune femme ne lésinait jamais sur les compliments pour avoir ce qu'elle voulait, c'était d'ailleurs ainsi qu'elle avait eu un mari. Elle le laissait toucher son ventre, parler aux deux enfants, dont moi, et bientôt John revenait avec les coupes de champagne, et elle sirotait la sienne dans le calme le plus complet. Tout était parfait, idyllique, et rien ne pourrait gâcher cette soirée.
« Dites, pensez vous que .. » Le producteur la regardait avec insistance alors qu'il prononçait ces mots.
« Vous pourriez être le rôle principal de mon prochain film ? Sauf si votre prochain travail de maman ne vous prend trop de temps, et .. » « Le travail avant tout, c'est ce que je dis. J'accepte avec plaisir. » Et elle souriait, dans un monde rempli de petits nuages et d'angelots, avant de ressentir une douleur aiguë dans son ventre.
« Chéri, je crois que .. » Elle n'acheva pas sa phrase et posa son verre, prenant de grandes inspirations et devenant en un instant le centre de la soirée.
« A l'hôpital, vite ! Elle a perdu les eaux ! » Jodie baissa la tête et remarqua qu'elle avait ruiné la carpette qui se trouvait en dessous de ses pieds. De toute façon, en deux temps trois mouvements, elle se retrouvait dans une voiture qui allait à une vitesse folle pour atteindre l'hôpital.
Inutile de décrire dans tous les détails l'accouchement qui fut plus que difficile. Des heures et des heures en salle de travail, deux bébés à sortir ce n'était pas rien. Jodie qui avait refusé la péridurale en avait maintenant pour son grade, priant pour qu'on lui donne quelque chose pour calmer la douleur. Mais non, elle devait pousser, pousser, toujours et encore pousser pour faire sortir ces morveux qu'elle regrettait déjà d'avoir fait grandir en elle. Quelques heures après que le travail eut été terminé, elle était déjà plus détendue, et apte à voir ses bébés qu'elle n'avait qu'entre aperçus lorsqu'ils étaient enfin sortis. John était là, à lui tenir la main, et lorsque le docteur passa la porte, ils affichaient tous les deux des sourires béats. Ils avaient déjà trouvé les noms de leurs enfants, Jonah, et Heathcliff. Deux petits garçons, c'était ce qui avait été noté à l'échographie. Le médecin avait l'air grave, et tout de suite, cela ne put que les inquiéter.
« Est-ce qu'il s'est passé quelque chose ? Où sont mes bébés ? Je .. » « Laissez moi parler s'il vous plait. Il y a eu, comment dire .. Des complications durant l'accouchement. Seulement .. un de vos jumeaux a pu être réanimé, malheureusement, l'autre est décédé. Nous avons fait tout notre possible pour .. » « C'est une blague ? Amenez moi nos bébés ! » Jodie restait dans un état de choc, n'arrivant pas à croire ce qui lui arrivait. Son mari tenait sa main encore plus fort.
« Avez vous .. décidé d'un nom ? » « Jonah Heathcliff ».
Je jouais tranquillement dans mon immense chambre, dans notre résidence de Vancouver. Tout m'était donné, les meilleurs jouets au monde, les meilleurs amis au monde, les meilleurs plats au monde, les meilleures nounous au monde. Car mes deux parents n'avaient absolument pas arrêté leur travail pour s'occuper de moi, au contraire. Ils semblaient me voir comme un membre fantôme de leur vie, quelque chose de parasite qu'on devait juste occuper avec de l'argent, pas un vrai enfant que l'on pouvait aimer et chérir. On ne me faisait jamais de câlin, je n'avais jamais droit aux bisous de ma maman, je n'avais jamais goûté le lait de son sein, je ne la connaissais pratiquement pas. Et les nounous ? Elles défilaient tellement qu'il m'était difficile de prendre mes repères. J'étais petit, cela ne me dérangeait pas, comment penser que cela m'apporterait de tels problèmes dans l'avenir ? Je ne faisais que jouer tranquillement et n'embêter personne. J'étais très bon pour ça, heureusement. Né discipliné, je restais discipliné, et je pense que si j'avais été un de ces enfants à pleurer toute la journée pour un oui ou pour un non je n'aurais pas survécu dans l'ambiance de ma famille. Alors que je me roulais sur la moquette pour m'amuser, des paroles vinrent à mes oreilles. J'étais à un âge où la lecture était maîtrisée, ainsi que l'écriture et les chiffres, grâce aux précepteurs qui m'avaient éduqué dans ma propre maison. Je n'étais jamais sorti en dehors, à vrai dire, sauf quand il fallait que nous donnions l'impression d'une famille parfaite devant les photographes. J'étais connu pour être un enfant de star, et vraiment, je n'étais pas encore assez âgé pour détester ça. J'étais au centre de l'attention, cela m'amusait.
« Tu crois que je ne connais pas toutes les filles que tu te fais dans mon dos ? » « Mais qu'est-ce que tu racontes, je .. » « Ne nie pas ! Regarde ce magazine, et celui là, et celui là encore ! Tu vas me dire que ce n'est pas toi qui a envoyé ces sextos, que ce n'est pas toi qui les embrasse devant les caméras ? » « Les photos peuvent très bien avoir été retouchées, tu sais que les papparazzis feraient tout pour avoir un bon scandale ! » « Tu me dégoûtes ! Pars de chez moi ! » « De chez toi ? Je te rappelle que c'est moi qui ait payé cette maison et j'y reste si je veux ! » « Alors c'est moi qui te quitte. Tu recevras des nouvelles de mon avocat très rapidement ! » Tout s'était passé tellement vite, je n'avais pas eu le temps de réfléchir et de penser entre ces phrases. Mes parents se disputaient si souvent que je n'y faisais plus attention, persuadé que c'était ce qui se passait pour tous les couples normaux. Ils étaient dans la pièce à côté, et j'entendais ma mère qui appelait l'ascenseur pour se rendre dans sa chambre, sûrement pour récupérer une valise et la remplir de ses affaires. Je ne comprenais pas tout à cette époque, c'est plus tard que j'ai réalisé son geste, ce qui s'est passé, tout ce qui était à cause de moi. La perte d'un enfant entraînait beaucoup de divorces, et étant persuadé d'avoir tué mon frère jumeau, ce devait être sa perte qui n'avait pas fait tenir mes deux parents ensemble. Je me traînais dans le grand salon et posais une question à mon père
« Maman est fâchée ? » « Oui, très fâchée, je crois qu'elle va partir en vacances pendant quelques semaines .. » « Je ne peux pas partir avec elle ? » « Non, non tu vas rester avec moi, on va bien s'amuser .. » Et j'y crus, jusqu'à ce qu'après plusieurs mois, je perdis espoir de revoir un jour ma mère autrement que sur les feuilles de papier glacé des journaux people.
Tout avait beaucoup changé depuis mon enfance. J'avais été élevé par un père qui faisait défiler ses compagnes aussi rapidement qu'il changeait de chaussettes, et avais été obligé de m'habituer à cet environnement sans vraie mère. Elles n'étaient toutes que des bombasses blondes aux seins siliconés, avec un cerveau de la taille d'un pois chiche. Toujours la même chose. Après les frasques de mon père, les soirées trop alcoolisées et au commissariat de police, il reçut de moins en moins de demandes pour des rôles importants. Il retomba très vite dans l'anonymat, alors que ma mère continuait à recevoir de grands rôles, et s'affichait avec son nouveau mari boy toy comme un trophée. Mon père, ayant fait rater sa carrière, avait essayé de faire vivre la sienne à travers moi, et ainsi m'avait inscrit à beaucoup de castings. Nous avions déménagé aux États Unis pour s'éloigner de tout le tapage que provoquait ma génitrice, et il me poussait à auditionner pour des pubs, des petits rôles tout d'abord. J'étais doué pour le théâtre, vraiment doué. Ainsi, je tournais plusieurs publicités, avais même un rôle récurrent dans une série télévisée et avais fait mes débuts sur le grand écran dans un film à l'eau de rose. Mon nom commençait à être connu et je me retrouvais sur ce banc, là, à auditionner pour une comédie musicale mise en oeuvre par un des plus grands. Assise à côté de moi, une jeune fille semblait assez angoissée, et pour calmer l'atmosphère, je décidais de lui adresser la parole.
« Tu viens pour le rôle d'Arianne ? » C'était le personnage principal féminin.
« Oui c'est ça , et toi pour celui de Gaspard ? » « Bingo. » Je lui adressais un sourire à lequel elle répondit avec un air crispé. Elle n'avait pas l'air habituée à ça, moi, cela faisait longtemps que je ne m'angoissais plus devant ce genre d'occasion.
« Tu ne devrais pas angoisser, ça passera vite. » « Et si ma voix ne veut pas sortir ? Et si le joueur de piano fait n'importe quoi et me fait rater mon audition ? Et si je ne suis pas assez belle pour eux ? Et si je ne joue pas assez bien mon rôle ? Si je n'ai pas assez travaillé ? Si .. » « Arrêtes toi une seconde, respire, je suis sûr que tu t'en sortiras comme une reine. » Je lui adressais un sourire, étrangement, je l'aimais bien alors que je ne la connaissais depuis quelques minutes.
« Jonah et Azraëlle .. » « Heathcliff s'il vous plait » « Comme vous voulez, venez, en duo. » Ma voisine se leva en face de moi, et je déduisais donc qu'elle était la fille avec laquelle j'allais passer l'audition. Sûrement que cela la ferait un peu moins stresser, vu que nous nous « connaissions » déjà. Son pas était rapide, mon attitude était plus nonchalante, et nous nous retrouvions à chanter une des musiques du film tous les deux. Quand sa voix sortir, je ne pus en croire mes oreilles. Douce, claire, parfaite, elle montait dans les aigus facilement et je me prenais déjà d'admiration pour sa personne. Quand je poussais mes notes, je me sentais tout petit à côté de cette future star, mais appréciant quand même la chance que j'avais de chanter avec elle. Quand tout fut fini, on nous remercia et nous nous dirigeâmes vers la sortie.
« Peut-être à bientôt alors. » « Peut-être à bientôt. »La comédie musicale avait été numéro 1 au box office. Et qui étaient les acteurs principaux ? Dans le mille. Moi, et elle. Elle que j'admirais, elle que j'adorais, elle que j'aimais de tout mon cœur sans pouvoir lui avouer. Pourtant, les journaux avaient déjà inventé tous les scénarios possibles et imaginables sur notre vie de couple, et nous restions juste des co-stars, passant de bons moments ensemble et étant constamment tous les deux, lors de conférences de presse, de moments de promotion pour les films, ou lors de talk shows. Notre vie avait changé de tout au tout, et mon père pouvait enfin être fier de moi pour être une des personnes dont on parlait le plus en ce moment. Seulement, restait dans ma tête l'obsession que j'avais depuis tout petit, retrouver ma mère, qu'elle m'aime et me chérisse. Pas aussi simple que ça.
J'ai participé au programme "Make me happy" pour peut-être oublier Azraëlle et trouver un nouvel amour. J'ai aussi participé au programme pour échapper à ma vie, être normal pour des vacances au moins, pour ne pas être harcelé. J'espérais que personne ne me reconnaitrait, que je pourrais me glisser dans la vie d'un être normal, apprécier chaque moment. Trouver des amis sur lesquels compter, et qui n'en voulaient pas qu'à votre argent. Juste être un être lambda, comme les autres.